Des artichauts et une colère au Palais

Les marmites et les couverts d’argent de l’Elysée auraient beaucoup de secrets à nous confier s’ils avaient la parole. La cuisine du palais présidentiel demeure une référence et les chefs titulaires résistent souvent mieux aux aléas de la vie politique que les présidents et leurs hôtes qu’ils ont la mission de soigner aux petits oignons.

La lecture des menus de cet hôtel particulier de la rue du faubourg Saint-Honoré construit au début du XVIIIe siècle illustre combien la cuisine est un vecteur important, sinon essentiel du (bon) goût français, donc une part de notre identité.

C’est le cas un peu partout dans le monde, les visites des chefs d’Etat à leurs homologues sont forcément une occasion de mettre les petits plats dans les grands, et sans doute encore un peu plus dans un pays qui compte officiellement 1200 fromages, selon le Centre National Interprofessionnel de l’Economie Laitière. J’en profite pour vous préciser qu’une visite d’Etat implique obligatoirement deux chefs d’Etat au minimum, pas une visite officielle.

Et si vous examinez le calendrier ordinaire de l’actuel locataire, ou de ses prédécesseurs, il faut sans aucun doute un appareil digestif en excellent état pour survivre aux ripailles qui accompagnent ces allées et venues.

Charles De Gaulle n’était sans doute pas le plus porté de nos présidents sur la bonne chère, mais il avait évidemment dû se mettre au diapason des usages de la République, en tout cas au moment des visites d’Etat. Ainsi, du 2 au 5 octobre 1963, il recevait la Grande-Duchesse Charlotte de Luxembourg et le prince héritier Jean.

Précisons le contexte, le Luxembourg est, et était en 1963 un très petit pays d’Europe par la taille, mais déjà un paradis fiscal. Sa richesse vient de la découverte de mines de fer en 1840 qui vont permettre l’essor de l’industrie sidérurgique, avant que les entrepreneurs luxembourgeois ne transfèrent leur savoir-faire industriel dans la finance et l’optimisation fiscale. Le grand duché est l’un des membres fondateurs de l’Union européenne.

Charlotte abdiquera en 1964 pour céder la place à son fils Jean, père de l’actuel grand duc Henri. Jean sera reçu à Paris en 1978 par Valéry Giscard d’Estaing, et Henri a été reçu par Emmanuel Macron en 2018. Trois visites d’Etat en 55 ans…

Le 4 octobre 1963, le chef des cuisines de l’Elysée de l’époque, Bernard Cormier, fait son boulot, avec la vingtaine de cuisiniers qui composent sa brigade. Précisons que le Palais sert quotidiennement entre 200 et 300 repas pour le chef de l’Etat, ses invités et ses collaborateurs, non compris les « extras » comme ces fameux dîners d’Etat.

Comme c’est l’usage, l’épouse du président, tante Yvonne, jette un œil sur l’intendance et donc les menus du banquet offert aux 202 convives de ce soir. Yvonne Vendroux, issue d’une famille de biscuitiers calaisiens, est une experte en la matière, pour le sucré mais aussi le salé.

Le menu proposé ce soir là est le suivant :

Velouté Marigny

Bar braisé au vin d’Alsace

Filet de charolais en croûte, fonds d’artichauts Clamart

Soufflé Grand Marnier

Les vins : Riesling 1959, Château Haut-Brion 1957, Dom Pérignon 1952

Tout est en place, y compris les musiciens de la Garde Républicaine qui vont interpréter pour l’occasion des œuvres de Mozart, Bach, Debussy et Roussel, et les roses Baccara qui décorent les tables.

On le voit, la mécanique est huilée, chacun joue son registre, y compris les officiels qui ont fourbi leurs allocutions.

Sauf que patatras, à la lecture du menu, le président est très en colère, même s’il n’en laisse rien transparaître : « Clamart » est proscrit dans la littérature élyséenne depuis  l’attentat commis le 22 aout 1962 contre la DS du général et ses occupants par le lieutenant-colonel Jean Bastien-Thiry et ses complices, un peu plus d’un an auparavant.

La soirée se poursuivra sans encombre, l’incident n’est pas mentionné dans les comptes rendus officiels mais le pauvre Cormier en prendra plein les oreilles le lendemain, ainsi probablement que tante Yvonne, et on ne servira plus d’artichauts Clamart à l’Elysée jusqu’au 28 avril 1969, date de la démission du général.

Artichauts, petits pois

Voici les détails de la recette.

En cuisine, on fait cuire « à l’anglaise » les artichauts : une vingtaine de minutes dans de l’eau bouillante salée. Puis on les « pare » : on raccourcit la queue, on enlève les feuilles et le foin et on les « tourne »: on les transforme en disques creux, réguliers et lisses. On range ensuite les fonds bien apprêtés dans un sautoir garni de beurre et on les saute quelques minutes à plein feu. On les recouvre ensuite de petits pois fraîchement écossés, on ajoute bouquet garni, beurre, sel et sucre et on cuit à couvert, à feu doux.

A l’Elysée, la tradition est le service « à l’anglaise ». Le personnel de service présente le plat commun qui est ensuite servi directement à table. Les couverts, les assiettes et les verres sont dressés. Cette technique est plus rapide dans ce type de banquet. Le service à la russe est aujourd’hui plus à la mode, notamment dans la restauration : les assiettes sont préparées en cuisine et les convives ont devant eux les verres et les couverts, parfois. Dans le service à la française, les plats sont disposés au centre de la table et les convives se servent ou se font servir. Dans tous les cas, il y a de fortes probabilités pour que les plats aient tiédi ou même refroidi entre le début et la fin du service. Il est d’usage dans ces circonstances de manger quand on est servi.

Une terre légumière

Longtemps, les jardins maraîchers de Clamart alimentèrent en légumes frais la Capitale. La bétonnisation a fait disparaître cette activité, mais la ville des Hauts-de-Seine a apposé son empreinte dans la gastronomie parisienne.

En 1683, Louis XIV fait aménager à proximité du château de Versailles, sur un marécage de 9 hectares, le magnifique potager royal avec de la bonne terre provenant des collines de Satory. On y met au point toutes sortes de techniques pour produire des fruits et légumes favoris du roi : asperges, figues, raisin, poires et pommes, abricots et pêches, oseille, estragon et fines herbes

L’artichaut (dit « artichaut de Paris », correspondant à la variété gros vert de Laon) grand légume francilien, n’est quasiment plus cultivé en Ile de France.

Mentionnons aussi le chou de Pontoise remis à l’honneur par Yannick Alléno, le chou cabus et l’oignon blanc de Vaugirard, le chou de Bruxelles de Rosny, l’oseille de Fontainebleau ,.. et la vigne de Montmartre

Le dernier fusillé

Orchestrée le 22 aout 1962 par des militaires expérimentés et désignée par les conspirateurs sous le nom d' »opération Charlotte Corday« , l’embuscade du Petit Clamart visait à assassiner le président de la République qui se rendait à l’aéroport de Villacoublay, accompagné de son épouse, de son gendre Alain de Boissieu et de son chauffeur Francis Marroux, à destination de Saint-Dizier puis Colombey-les-Deux-Eglises

Le 5 juillet, De Gaulle reconnaît l’indépendance de l’Algérie, après deux référendums d’autodétermination organisés en France et en Algérie, poursuivant la décolonisation entamée en 43 avec le Liban, la Syrie quand il n’était que le leader de la France Libre, poursuivie avec la Guinée, dès 58.

Peu avant le carrefour du Petit-Clamart, le commando commandé par Bastien-Thiry ouvre le feu. Il est dissimulé dans quatre véhicules et tout ce petit monde est lourdement armé. 187 balles  sont tirées, dont 14 atteignent le véhicule présidentiel.  Miraculeusement personne n’est touché, excepté la passagère d’une Panhard qui circule dans le sens opposé, sans gravité. L’un des conspirateurs tente même d’éperonner la DS présidentielle avec une Estafette, sans résultat.

Les pneus du véhicule sont crevés, mais le chauffeur réussit à continuer sa route et même à accélérer jusqu’à l’aéroport (ah les vertus de la suspension hydraulique de la DS !), où le général dit à ceux qui l’attendent : « Cette fois, c’était tangent« . Et Yvonne d’ajouter : « J’espère que les poulets n’ont rien eu« , voulant parler non pas des policiers mais des volailles en gelée achetées chez Fauchon et transportées dans le coffre de la DS. Le Général glisse à l’oreille de son épouse, assise à ses côtés dans l’avion du retour : « Vous êtes brave, Yvonne ».

Quelques jours plus tard, une partie des membres du commando est arrêtée et et les conjurés seront jugés en janvier 63. Les tireurs seront condamnés à des peines de réclusion et graciés en 1968. Cinq accusés seront condamnés à mort, puis graciés, excepté Bastien-Thiry qui sera passé par les armes le 11 mars 63, sept mois avant cette visite d’Etat. Il sera dernier condamné français fusillé. Le dernier exécuté est Hamida Djandoubi, guillotiné le 10 septembre 1977 à la prison des Baumettes de Marseille

Militaire beaucoup, gourmet un peu

Charles de Gaulle a conservé de ses années dans les mess des officiers des habitudes de ponctualité auxquelles il est difficile de déroger. Début à 20h15 précises, durée maximale une heure. Pas d’amuse-bouche, pas de pousse-café.

Quelques mois avant le dîner d’Etat, le 28 juin, De Gaulle reçoit à dîner le roi Hassan II du Maroc, qui réside à l’hôtel des Affaires étrangères, quai d’Orsay. Les apéritifs ont été servis Hassan n’est pas prêt. Hautement irrité, le Général aurait alors transmis ce message comminatoire au monarque en train d’achever sa toilette. «Faites répondre à Sa Majesté que s’il n’est pas là d’ici dix minutes, un quart d’heure au plus, nous passerons à table sans lui.»

A La Boisserie, l’ambiance est un peu différente. Charles est amateur de « plats francs du collier où l’on voit ce que l’on mange » : il déguste le bœuf miroton, la potée, le chou farci, le gigot d’agneau, le bœuf sous toutes ses formes, la blanquette de veau… Les repas sont de précieux moments de détente, pendant lesquels il régale ses proches d’anecdotes savoureuses.

Le père de la Ve République entreprend également de réformer les habitudes du palais présidentiel, et notamment à resserrer les cordons de la bourse. Ainsi, à une époque il n’y avait pas de cuisinier attitré à l’Elysée, et l’on faisait très souvent appel à des traiteurs privés, et notamment Potel et Chabot.

Les usages se codifient un peu plus, avec l’aide de … André Malraux, qui veut clarifier la diplomatie et le protocole gaulliens. Un modèle de menu est créé pour l’Elysée, un autre pour les réceptions hors les murs. Dorénavant il y a un chef titulaire qui organise la brigade. A Bernard Cormier succèdera Marcel Le Servot en 1968, Joël Normand en 1985, Bernard Vaussion en 2005, Guillaume Gomez en 2013, et l’actuel titulaire est Fabrice Devignes depuis 2021.

Fabrice Desvignes

L’usage veut que ces maître-queux soient choisis parmi les lauréats du concours des Meilleurs ouvriers de France, catégorie cuisine, les MOF, qui arborent un liseré tricolore en haut de leur veste de cuisine

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