Le condiment, le goût et Bruno Verjus

Voici un verbe qui est à lui seul un programme pour tout maître-queux qui se respecte : ASSAISONNER

Le Larousse explique qu’il s’agit d’accommoder un mets de façon à en relever le goût à l’aide de condiments. Le délicieux Robert précise que dans son acception littéraire, il s’agit d’ajouter de l’agrément, du piquant à un plat, un discours, un acte, …

Le premier condiment est à l’évidence le sel qu’on utilise sur à peu près toute la planète depuis la Préhistoire. Très vite, Homo sapiens complète la palette avec des herbes, des épices pour relever un mets ou l’adoucir. (Photo mise en avant : cristaux de gros sel et de poivre sous le microscope électronique)

Et depuis toujours on s’évertue à concentrer, sécher, fumer des feuilles, des fleurs, des tiges, des écorces, des bulbes, des matières animales pour en extraire la substantifique moelle comme le suggère François Rabelais (1534).

François Rabelais

La quasi-totalité de ce que nous consommons suppose un ou plusieurs assaisonnements en cours de préparation.

Et une pointe de sel sur un radis, une fine tranche de viande ou de poisson transfigurent la proposition initiale.

Je l’ai évoqué dans des chroniques précédentes (https://recettesahistoires.com/2022/10/18/on-casse-la-croute/

, https://recettesahistoires.com/2022/11/24/le-chou-la-fermentation-la-sante/

, https://recettesahistoires.com/2022/11/04/le-poivre-prince-des-epices-et-des-voyages/).

Pickles

Revenons sur une pratique déjà évoquée mais qui mérite davantage. Quand on plonge un aliment dans de la saumure (50 g de chlorure de sodium par litre d’eau, l’eau de mer étant à environ 35 g/l) ou du vinaigre (ou les deux), on élimine la plupart des bactéries qui pourraient surnager. Et l’acidité permet une meilleure assimilation du fer et des protéines dans l’organisme. On peut ainsi conserver des aliments périssables durant des mois, ce que les marins ont compris depuis bien longtemps.

Mais surtout pour ce qui nous intéresse, on modifie le goût et la texture de ce qu’on a immergé. C’est ainsi qu’on opère avec des cornichons, mais aussi des oignons grelots, du céleri-branche, des poivrons, des carottes, des navets et du chou-fleur coupés au format adéquat.

On peut facilement fabriquer ses propres pickles au moment de la récolte et les consommer durant le reste de l’année.

Les fruits ou légumes sont placés dans un pot stérilisé avec de la saumure, un  mélange de 75% de vinaigre et d’eau, du sucre (une cuillère à café par litre) On peut “épicer” ces “pickles” avec des clous de girofle, du poivre, du gingembre, de la farine de moutarde, du curcuma. Les cuisiniers ne se privent pas d’ajouter une touche personnelle avec d’autres substances autorisées, même si dans ce domaine comme dans d’autres “point trop n’en faut” selon la formule consacrée. On laisse mûrir ces bocaux jusqu’à obtenir le goût souhaité.

Portez à ébullition le liquide de conservation avant de le verser sur les aliments. Le procédé se limite à imprégner les aliments de vinaigre acide et n’implique normalement pas de fermentation.

Lactofermentation

Kimchi

On peut aussi conserver des fruits et des légumes en leur imposant une fermentation anaérobie dans de la saumure (20 g de sel par litre) en les coiffant d’une pierre pour qu’ils soient maintenus à l’abri de l’air. C’est la technique utilisée pour fabriquer la choucroute et le kimchi (chou fermenté) coréen. Cette technique n’implique pas que les aliments soient stériles avant d’être immergés. Elle nécessite cependant un minimum de précautions pour conserver une acidité raisonnable en fonction de la température du bain et de la concentration en sel.

La lactofermentation produit des vitamines B9 ou folates, indispensables notamment pour combler les carences des végétariens…

Câpres

Câprier en fleur

Sur tout le pourtour méditerranéen, on récolte les fruits (les câprons) du câprier commun (capparis spinosa) ou câprier ovale (capparis ovata), avant l’éclosion de leur magnifique fleur. On plonge ensuite dans du vinaigre saumuré ces fruits qu’on retrouve dans les pizzas, les mayonnaises, la tapenade (tapena signifiant câpre en provençal), la sauce et le steack tartare.

Bruno Verjus

Bruno Verjus

Voici un  cuisinier parfaitement atypique, même si son nom est à lui tout seul l’évocation d’un condiment toujours utilisé au sud de la Loire, supplanté par le vinaigre depuis le XVIIIème siècle. Le verjus est le jus acide extrait de raisins verts qui peut remplacer le jus de citron ou le vinaigre dans les vinaigrettes, les moutardes, et peut avantageusement “déglacer” les sucs de cuisson d’une viande ou d’un poisson pour préparer une sauce.

Bruno Verjus est né en 1959 à Renaison, près de Roanne, terre où l’on sait ce que bien vivre signifie https://recettesahistoires.com/2022/06/22/troisgros-la-dynastie-et-le-saumon/.

Mais il a toujours privilégié les chemins de traverse et s’est retrouvé en 2015 derrière les fourneaux de sa “Table”, entre la Bastille et la Gare de Lyon, après avoir été étudiant en médecine, puis photographe, puis journaliste gastronomique à France Culture puis chef d’entreprise, et après avoir été “trader” pendant 18 ans en Chine !

La preuve qu’il est et restera inclassable et un peu rebelle : en 2022, lors de la cérémonie de remise de ses deux étoiles par un guide spécialisé originaire de Clermont Ferrand, il n’a pas revêtu le tablier aux couleurs des sponsors de l’opération. Il n’aime ni les sandwiches ni les hommes-sandwiches le bonhomme !

Ce qui le passionne, c’est le plus beau légume, la plus belle pièce de volaille et la méthode la plus pertinente pour les apprêter dans le respect de celles et ceux qui les ont amenés à maturité.

Je vous livre un extrait récent de la carte de “Table” (https://table.paris/) :

Nourrir l’âme peut, parfois, avoir des effets bien plus puissants, bien plus profonds que simplement celui de nous sustenter… Produits de nos artisans reçus ce jour, en idée de menu dégustation, aux couleurs du jour

Mer veille – bonbon de ruban de seiche fleuri de truffe melanosporum, huile d’oignon grillé,

Orgasme en bouchées douces – ventre de bar à cru, taramatable,

Moelleux – oursin en langue carmine, bouillon légumier,

C’est gratiné – pétoncles sauvages grises, hélianti grillé, streusel,

Dans l’amer – salade de Trévise d’Udine, sabayon de truffe melanosporum et agrume,

Donburi – lentilles blondes de Champeix cuites en risotto, seiche à cru, émulsion marine,

Brume matinale – pot-au-feu de foie gras de canard tiédi dans un consommé de crabes verts, poutargue,

Moussetage – poire de terre, émulsion de moule et safran,

Mi-cru-mi-cuit – homard de casier d’Yeu, céleri-rave, rémoulade d’ortie et câpres,

Sous le soleil exactement – carabineros grillé au sel, rémoulade de gingembre et curcuma, jus des têtes,

A la ligne – sole aux coquillages, mucilage de pomme de terre, verjus,

Sous la roche – rouget grillé, foie gras snacké, royale de rouget, truffe melanosporum,

On se prend le chou, cervelle de veau infusée, de curcuma, remoulade de câpres, parmentière,

Laque de Chine – pigeon laqué au mole, betteraves, anchois,

Le Mans – volaille contisée de truffe melanosporum, rôtie au tilleul, vitrail de carottes,

Sous la mer – paume de ris de veau de lait rôtie, trévise, moelle,

Régalis – brebis en cire d’abeille,

Tartelette au chocolat Pérou, infusion de câpres de Linosa et caviar osciètre,

(hommage à Jacques Genin et Claudio Corallo)

Crème glacée à la praline rose,

(hommage à la mère Brazier et à Bernard Pacaud)

Madeleine souvenir d’un printemps dans le Mane, huile d’olive de kardamili

Précision, cela va sans dire, mais autant le dire, ça va mieux en le disant, le 26 janvier le menu dégustation était à 400 euros/personne. Forcément.  L’exigence et la qualité ont un prix. Mais l’explication se trouve dans les assiettes…

C’est à la fois précieux et cultivé, passionnant et délicieusement impertinent.

Dans un récent numéro de la très belle revue gastronomique “Yam”, Bruno Verjus divulgue une recette de bar de l’île d’Yeu maturé avec les écailles pendant 6 jours à 2°C, sans les ouïes remplacées par du laurier. Le poisson n’est pas cuit. Escalopé en fines tranches, il est recouvert de beurre noisette, servi avec une pâte d’herbes sauvages (ortie, pimprenelle, persil plat, mélisse) et un “jus de mucilage” de céleri et de coques : céleri-rave rôti pendant 40 minutes, passé à la centrifugeuse pour récupérer le seul jus, mixé avec des coques blanchies à l’eau bouillante. Pour terminer la sauce est enrichie de 40g de caviar osciètre et une cuillère à soupe de verjus, tiens donc.

Ortie

Et même si le chef s’en défendra, le homard quasiment cru servi à Table à la température du palais est devenu une référence.

Il vous faut un homard de casier d’environ 2 kg. Cuisez-le une minute à la vapeur (100°C). Décortiquez-le et taillez-le en portions.

Toastez les carapaces et faites-les infuser dans ½ litre de beurre clarifié à 40°C (Bruno utilise du beurre de Rouge flamande, riche en crème. Il est lentement fondu puis écumé). Il va s’imprégner des riches senteurs des carcasses. Juste avant de servir, pochez les portions dans cette même infusion grasse et odorante à souhait.

Déposez chaque portion sur une tranche épaisse de tomate ancienne, avec un cœur d’artichaut et/ou une section de céleri rave cuit au gros sel gris.

Assaisonnez d’une rémoulade de câpres et d’orties (mayonnaise avec un jaune d’œuf , de la moutarde, du vinaigre, sel et poivre et les légumes finement coupés) et d’une infusion de vinaigre de pomme légèrement pimentée. Tout est dans le condiment, vous dis-je !

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