Notre pain de ce jour

Il ne vous a sûrement pas échappé que le pain est au centre de bien des attentions économiques et politiques en ce début d’année 2023.

Comme l’année précédente, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a des répercussions infernales sur la vie des Ukrainiens militaires ou civils. Mais en France et en Europe occidentale comme sur le reste de la planète, les hausses des prix de l’énergie bouleversent également notre vie quotidienne. Les conséquences sont amplifiées pour les métiers en « bout de chaîne » et les biens de consommation immédiate.

Car dans la quasi-totalité des fournils, l’électricité et le gaz ont depuis belle lurette remplacé le bois, même si nous apprécierions ce retour en arrière. Ne vous laissez pas impressionner par les stères de bois impeccablement rangées à l’arrière de certaines échoppes : c’est sans doute très décoratif, mais très majoritairement un « attrape-nigaud »…

Certes parmi les 35000 boulangers de France, beaucoup aimeraient revenir au bon vieux four à bois, mais ce serait pour eux un bouleversement dans le métier, dans leur savoir-faire, dans la logistique qui en découlerait. D’autant que les bûcherons ne sont pas des perdreaux de l’année, et le prix du bois de chauffage suit la pente ascendante des autres sources d’énergie.

Le pain est depuis la Bible et même avant un symbole de l’énergie vitale nécessaire à la vie humaine au même titre que l’eau. C’est la noblesse du métier de boulanger, cet artisan qui prépare notre base de nourriture quand nous sommes encore dans les limbes.

Conjugués au dérèglement climatique qui influe sur les récoltes, le prix des matières premières dont il a besoin et celui de l’énergie avec laquelle il alimente son four s’envolent sans que l’on ne soit en mesure de prédire un retour à bonne fortune. Les autorités tentent d’influencer les fournisseurs, d’étaler le paiement des charges mais personne n’est convaincu que cela suffira.

Et l’artisan répugne à répercuter ces surcoûts sur le seul pain quotidien : on ne touche pas impunément un tel symbole !

Espérons que cette crise aidera le consommateur à chercher les artisans amoureux de leur métier qui maîtrisent l’ensemble de la chaîne de fabrication au détriment des succursales industrielles, adeptes des émulsifiants, gélifiants et autres conservateurs.

Baguette « tradition »

Privilégions les pains « tradition » dont le cahier des charges interdit la congélation et les additifs. Depuis novembre 2022, la « baguette tradition » est inscrite par l’Unesco sur la liste représentative du patrimoine immatériel de l’humanité. Elle doit être composée de seulement quatre ingrédients : farine, eau, sel, levure et-ou levain. Elle doit être fabriquée sur place, son temps de fermentation entre 4° et 6°C doit être compris entre 15 et 20 heures. L’usage de la baguette tradition suppose un achat journalier, garantie pour le boulanger d’autres achats de pâtisserie ou de confiserie…

De nombreux artisans viennent ou reviennent  au levain naturel qui induit une fermentation lactique, en opposition à la levure de boulangerie qui produit une fermentation alcoolique. Pour en savoir plus, reportez-vous à une chronique précédente : https://recettesahistoires.com/2022/09/21/tout-est-affaire-de-levure/

La baguette dite « classique » contient en plus des ingrédients de base 150 produits autorisés par la législation européenne. Ce pain peut contenir jusqu’à 14 additifs (E300, 301, 302, 304, 322, 471, 270, 325, 326, 327, 260 à 263), ainsi que des émulsifiants, des enzymes et des adjuvants. Grâce à ces produits chimiques, la fermentation est beaucoup plus rapide, entre 3 heures et 4 heures, à 20/29°C.

Forcément,  le pain « tradition » est sensiblement plus cher que le pain classique, mais il emporte aujourd’hui les faveurs des consommateurs français : 41% déclarent préférer la baguette tradition à la baguette classique.

Quant à l’appellation « pain de campagne » elle date des années 1950, par ajout d’un peu de farine de seigle (10%), en opposition à la mie très blanche, très industrielle et sans goût en vogue après guerre, à l’imitation des usages de nos alliés et amis américains. Cette appellation désigne en fait un pain très citadin, que les boulangers ont beau jeu de souligner en saupoudrant les miches d’un peu de farine juste avant d’enfourner.

Gargantua par Gustave Doré

Le « pain complet » se fabrique avec de la farine riche des fibres de son enveloppe. Gargantua explique ainsi que le « pain ballé » est composé du grain mais aussi de la « balle », l’enveloppe du grain. Il est plus riche en fibres  que le pain courant  (7,3 g pour 100 g contre 3,25 pour le pain courant). Il est donc plus nutritif, mais il doit impérativement être bio, sinon il contient plus de pesticides que le « pain blanc »…

Pain de mie

N’oublions pas le pain de mie, favori des plus jeunes qui apprécient moins la croûte pour leurs burgers et autres produits de « fast-food ». Il comporte, outre les ingrédients de base du pain du lait, du beurre, un peu de sucre, au même titre que la brioche, dans des proportions différentes. Il peut être utile de leur fournir la liste des ingrédients d’un pain de mie industriel :

farine de froment

eau

levain de froment

sucre

levure

huile de colza

sel de cuisine

émulsifiants (E471 : mono- et diglycérides d’acides gras alimentaires)

autre émulsifiant : stéaryl de sodium lactylé (E481i)

agent d’enrobage, gélifiant, antioxydant et support pour colorant

acide propionique, conservateur contre les moisissures (E280)

farine de soja OGM importée majoritairement d’Amérique du nord ou du sud

Pain perdu

Revenons à des propos plus appétissants en évoquant le « pain perdu ». Au Québec, on appelle « pain doré » cette astuce qui consiste à tremper le pain rassis dans un mélange de lait et d’œuf, résolution quasi-religieuse pour ne pas jeter de pain. On ajoute ensuite un peu de sucre pour que la tartine caramélisée prenne des reflets dorés. Les tranches sont ensuite cuites au beurre. En Périgord, cette tranche est appelée « dodine », en Picardie un « galopin », en Charente  « soupe rousse », en Bretagne « boued laezh » (nourriture de lait), dans le Nord « pain crotté » auquel on ajoute un peu de genièvre, en Anjou du triple sec, en Normandie du pommeau et de la confiture de pommes. On retrouve des traditions similaires en Espagne et au Portugal, en Suisse, en Angleterre, en Allemagne, aux Pays Bas et en Belgique. En Inde et au Mexique c’est du « pain français »…

Tombe de Guillaume Tirel et de ses deux épouses. La paroisse d’origine avait été supprimée en 1794. La nouvelle église a été reconstruite et consacrée à nouveau en 1962. Guillaume Tirel a retrouvé sa sépulture, moins colorée. L’image est extraite des collections du baron Jérôme Pichon et de Georges Vicaire

Dès le XIVe siècle, Guillaume Tirel alias Taillevent, « maistre des garnisons de cuisine du Roi » avait proposé sa recette de « tostée dorée ». Taillevent, auteur d’un célèbre livre de cuisine du Moyen Age, le « Viandier » a quand même eu les honneurs de François Villon dans son Testament : « Si allé veoir en Taillevent Au chapitre de fricassure. ». Sa sépulture repose dans la crypte de l’église Saint-Léger de Saint-Germain-en-Laye.

André Vrinat

Et en 1946, André Vrinat ouvre un restaurant auquel il donne le nom de Taillevent, rue Saint-Georges (IXe arrondissement) puis rue Lamennais (VIIIe arrondissement) près des Champs Elysées, où l’on continue aujourd’hui à mettre à l’honneur le service en salle, la découpe et le flambage…

Croque-monsieur, ou croquemonsieur

Lointain cousin du pain perdu le « croque monsieur » est un sandwich chaud à base de pain, de jambon blanc et de fromage, cuit à l’origine dans la cheminée à l’aide d’un fer à sandwiches.

Michel Lunarca

L’invention du croque monsieur semble remonter à la fin du XIXe siècle, ou en 1910 dans un café parisien du boulevard des Capucines. Le patron du café, Michel Lunarca, aurait lancé en boutade que son sandwich était à base de chair humaine…

Marcel Proust

En 1919, Marcel Proust y fait mention dans « A l’ombre des jeunes filles en fleur » : « Or, en sortant du concert, comme, en reprenant le chemin qui va vers l’hôtel, nous nous étions arrêtés un instant sur la digue, ma grand-mère et moi, pour échanger quelques mots avec madame de Villeparisis qui nous annonçait qu’elle avait commandé pour nous à l’hôtel des croque-monsieur et des œufs à la crème. »

Louis Leprince-Ringuet

Autre anecdote piquante rapportée en 1966 par le physicien nouvel académicien Louis Leprince-Ringuet pour sa première séance du dictionnaire. Y est discuté le mot « croque-monsieur » (l’académie admet aujourd’hui le « croquemonsieur »). La définition retenue est : « Mets composé de deux tranches de pain de mie entre lesquelles on a placé du jambon recouvert de fromage et que l’on passe au four. » De retour chez lui, madame Leprince-Ringuet née Jeanne Motte lui fait remarquer que cette assemblée d’Immortels prouve ainsi qu’elle est uniquement masculine, puisque, comme toutes les femmes le savent, un croque-monsieur ne se cuit pas au four, mais au moyen du fameux fer à croque-monsieur.

Fer à croque-monsieur

À la session suivante, Louis Leprince-Ringuet montre cet ustensile à ses collègues. Malgré cette démonstration amusante, la définition n’a pas varié dans les récents ajouts des Immortels… Précisons néanmoins que depuis 1966, les gaufriers électriques se transforment facilement en moules à croque-monsieur, et que dix femmes ont siégé au sein de cette assemblée : Marguerite Yourcenar, Jacqueline de Romilly, Hélène Carrère d’Encausse, Florence Delay, Assia Djebar, Simone Veil, Danielle Sallenave, Barbara Cassin et Chantal Thomas.

1 réflexion sur « Notre pain de ce jour »

  1. Chez nous, à St Omer, ma maman appelait le pain perdu :  » pain ferré « .
    J’ai vu, dans un reportage sur un estaminet local, un cuisinier qui faisait dorer le pain perdu avec…. un vieux fer à repasser en fer ? Ou en fonte…..
    D’où l’appellation de pain ferré sans doute.

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