
Certaines officines construisent leur “plan com” sur un plat signature, qui précède parfois les plans d’architecte. Chez Troisgros, on n’est pas tout à fait dans cette vision, et pourtant, le plat signature, ils connaissent. Mais çà leur est tombé dessus, à l’insu de leur plein gré comme disent les coureurs cyclistes…
Connaissez-vous Roanne ? Cette sous-préfecture de la Loire n’a pas ou plus grand’chose pour attirer le chaland. Auparavant, la “nationale 7”, qui traversait “la Bourgogne et la Provence” comme le chantait Trénet, la tangentait, au Coteau. Jadis, les petites mains venues de la campagne environnante peuplaient ses ateliers de filature et de bonneterie. D’autres construisaient des canons à l’arsenal mis en œuvre en 1917, loin du front. Aujourd’hui, les ateliers de tissage et de bonneterie ont laissé la place à des magasins d’usine qui vendent surtout du “made in China”, et quelques blindés sortent encore des arsenaux.
Mais le véritable fer de lance de cette région essentiellement rurale, c’est la “bonne bouffe” et son effigie, la famille Troisgros, qui régale depuis 1930. Une famille ? Une dynastie, comme il en existe quelques unes dans les cuisines de haut vol : Blanc, Bocuse, Bras, Darroze, Lenôtre, Marcon, Oliver, Pacaud, Pic, Rostang …

Depuis que Jean-Baptiste et Marie se sont installés en 1930 à l’hôtel des Platanes, face à la gare, avant que Jean, Pierre et Olympe n’installent la légende, vivifiée ensuite par Michel et Marie-Pierre, et puis César, et Léo, la saga familiale se prolonge et se bonifie, maintenant à Ouches à 8 km de la gare de Roanne. L’hôtel Moderne, creuset de toute l’histoire, est d’ailleurs désespérément silencieux. La famille était propriétaire du pas de porte, pas des murs. Et puis, qu’y installer d’autre qu’un hôtel restaurant, et qui donc pourrait se risquer à reprendre une telle enseigne, d’autant que les Troisgros ont investi le Central, juste à côté de la maison-mère

Il faut dire qu’on est ici au cœur de sacrées bonnes fées : les bœufs charolais du Brionnais, où sont installées la Colline du Colombier et ses cadoles imaginées par Patrick Bouchain, architecte de la Grande maison à Ouches… et de la Grenouillère à La Madeleine sous Montreuil….
Et puis les vignes du beaujolais et des coteaux roannais, la crème fraîche et les poulets de Bresse pas bien loin, Clermont Ferrand et ses fromages non plus. Ne parlons pas de Lyon, à 95 km, ni de Vichy, ni de Saint-Etienne. Et enfin la Loire, ce fleuve interminable qui prend sa source au mont Gerbier de Jonc, à 200 km plus au sud, comme le sait tout élève de CM2, avant de flemmarder durant 800 km vers Saint-Nazaire. On pêche parfois encore des saumons à Roanne, même si les obstacles physiques et chimiques installés par l’homme sont légion.
Une sous-préfecture peut-être, une capitale du bien-manger en plein essor je confirme !

La création du saumon à l’oseille est à l’image de la famille. C’est le fruit de l’expérience accumulée depuis 1930, la combinaison du hasard et des conversations, des apprentissages dans les meilleures maisons pour apprendre le bon geste, pour dénicher le meilleur produit, le meilleur outil, l’assiette la plus fonctionnelle, et puis le bon sens paysan pour utiliser les ressources locales.
Un jour, Anna, la maman de Marie cueille une brassée d’oseille qui pousse comme une mauvaise herbe dans le jardin, délaissée depuis la guerre. Elle la dépose dans la cuisine, et demande aux deux frangins, Pierre et Jean, d’en faire quelque chose. Au même moment, les deux se remémorent un séjour à Peyrehorade, dans les Landes, où ils avaient découvert le saumon du gave pêché grâce à des pieux plantés dans le sol, recouverts de filets. Ils se rappellent que les Béarnais mangent le saumon rosé, et non surcuit comme c’est un peu l’usage. Ils se souviennent aussi que chez Maxim’s, le chef Alex Humbert levait les filets plutôt que de servir la traditionnelle darne, ils ont bien rangé dans leur tête les voyages au Japon où ils découvrent le poisson cru, les légumes croquants. Et puis Gaston Lenôtre, le célèbre pâtissier parisien leur suggère d’essayer les poêles antiadhésives tout juste apparues sur le marché
Le saumon à l’oseille est une recette d’une simplicité enfantine : une sauce à l’échalote, au vin blanc et au Vermouth, une brassée d’oseille jetée en fin de cuisson et une escalope de poisson à peine cuite. Mais c’est dans les détails que la recette acquiert sa noblesse et son exclusivité : l’assiette bien chaude sur laquelle on nappe la sauce à l’oseille, le poisson aplati à 1/2 cm à la spatule ou avec le plat d’une poêle, salé du côté qu’on ne verra pas, à peine saisi (10 secondes de chaque côté), qui va finir de cuire sur l’assiette de 32 cm spécialement confectionnée pour l’occasion, et la sauce brûlantes. Il faut bien entendu cordonner la cuisine et le service, pour que l’assiette arrive à la table dans les meilleures conditions.
Il y aurait moyen d’écrire un gros bouquin sur ce seul plat, certains s’y sont sans doute essayé.
D’ailleurs, Michel Troisgros avait fini par trouver cette “signature” un peu encombrante. Il l’avait retirée de la carte. Aujourd’hui, il la remet, parfois, et accepte volontiers d’en parler.
[…] Bruno Verjus est né en 1959 à Renaison, près de Roanne, terre où l’on sait ce que bien vivre signifie https://recettesahistoires.com/2022/06/22/troisgros-la-dynastie-et-le-saumon/. […]