Touche pas à ma mère !

Attention, le texte qui suit est de nature à provoquer des acidités à l’estomac de quelques âmes sensibles !

Nous entrons en effet dans le vaste territoire des fermentations, des pourritures, des champignons divers et variés, susceptibles de provoquer des hauts le cœur, mais sans lesquels notre palais et nos pupilles seraient bien malheureux.

Même si vous êtes militant d’une ou plusieurs ligues antialcooliques, vous avez forcément eu l’occasion de récupérer un fond de bouteille de vin qui traînait depuis quelques jours au fond d’une cuisine ou d’un garde-manger.

Très rapidement, pour peu que vous ayez soigneusement oublié de mettre un bouchon et de le protéger au réfrigérateur, le breuvage d’origine a changé d’allure. Il devient acide, et si vous prolongez un peu l’expérience, il se forme à la surface du liquide une pellicule peu engageante.

Vous êtes au cœur d’une expérience de chimie passionnante. A la surface du vin, en contact avec l’air ambiant, les bactéries acétiques au-milieu desquelles nous tentons de survivre sont en train de boulotter l’alcool de votre nectar et de le convertir en acide. Et la pellicule gélatineuse qui se forme à la surface du liquide indique que vous avez engendré une “mère de vinaigre”. En fait elle n’est que l’expression du processus de transformation de l’alcool en acide, qu’on appelle en langage savant, donc latin, “mycoderma aceti“, la “peau de l’acide”.

Pour fabriquer du vinaigre, on mélange cet acide obtenu avec de l’alcool dilué (entre 6 et 8% d’alcool) à hauteur de 20% de “mère” et 80% de liquide alcoolisé (bière, cidre, vin  blanc ou rouge). On peut aussi utiliser des alcools plus fort, vodka, saké, whisky… qu’on diluera pour parvenir à la bonne teneur alcoolique.

Si vous êtes dépourvu de mère, vous pouvez utiliser un vinaigre non pasteurisé, une mère de kombucha (thé fermenté), ou un peu de levure. Un jus de fruit ne suffit pas, il faut impérativement une dose d’alcool.

Vous mettez ensuite le tout dans un bocal non étanche, recouvert simplement d’un tissu pour éviter qu’il ne se transforme en piège à insectes. Vous pouvez vous procurer un “vinaigrier” en céramique.

Vinaigrier

Et vous l’oubliez un certain temps à l’abri de la lumière et à température ambiante. Vous pouvez régulièrement accélérer la transformation en aérant le liquide, en le brassant, ou même en injectant de l’oxygène…

Il va falloir ensuite laisser le vinaigre vieillir, en bouteille soigneusement fermée, à l’abri de l’air et de la lumière. On peut à ce stade l’aromatiser avec des fruits secs, des fines herbes, du gingembre, des copeaux de chêne…

Le vinaigre a quelques qualités que son grand frère le pinard (pardon le vin) n’a pas. C’est notamment un excellent antibactérien. Je connais quelques cuistots qui arpentent leur piano armés de chiffons imprégnés de vinaigre blanc pour redonner de l’ éclat à l’inox et aux chromes, mais aussi pour se débarrasser des microbes qui aimeraient bien se faire un nid dans cet endroit alléchant. C’est aussi un très bon moyen de perdre du poids par la sensation de satiété qu’il engendre, et une bonne prévention contre le diabète.

L’utilisation du vinaigre ne date pas d’hier. Les Babyloniens y avaient déjà recours pour conserver les aliments, 5000 ans avant JC.

Louis Pasteur

Et plus près de nous, Louis Pasteur publie en 1866 un ouvrage intitulé “Études sur le vin, ses maladies, causes qui les provoquent, procédés nouveaux pour le conserver et pour le vieillir” qui établit une bonne part des connaissances scientifiques actuelles sur le sujet, 22 ans avant la découverte du vaccin contre la rage.

L’empereur de Modène

Les vignes de l’Emilie-Romagne produisent du vin. Certes. Mais elles sont surtout réputées pour le vinaigre balsamique qui en est issu, quitte à vexer les Italiens qui préfèrent mettre en valeur le Lambrusco, le Colle di Parma…

Modène : cathédrale di Santa Maria Assunta in cielo e San Geminiano

Le vinaigre balsamique est un vinaigre de vin auquel on adjoint du “moût” de raisin. Il s’agit de jus de raisin bien mûr qu’on fait lentement chauffer pendant 12h, afin de concentrer les sucres. Suivant la qualité, la proportion de moût peut varier de 20 à 90%. Mais l’essentiel de la qualité des bouteilles estampillées réside dans le vieillissement pendant des années dans des barriques de bois. Régulièrement le nectar de plus en plus sirupeux est transvasé dans des tonneaux de plus en plus petits.

Soyons méfiants, on peut trouver dans le commerce des vinaigres dits balsamiques auxquels on a adjoint du caramel, pour obtenir la couleur et la texture recherchées. La garantie de qualité réside dans le label DOP, équivalent de notre “appellation d’origine contrôlée” (AOC), ou l’indication géographique protégée (IGP) qui est une norme européenne. A priori, plus c’est vieux, et plus le mélange d’origine est riche en moût, meilleur c’est.

Le prince de Jerez

Jerez : monastère de la Cartuja

Dans le sud de l’Andalousie, on ne jure que par le vinaigre de Xeres issu de la fermentation de vins doux (cépages Palomino, Muscat, Ximenez) qu’on laisse vieillir longuement dans des fûts de chêne ayant auparavant accueilli du vin de Xeres.

Des recettes qui virent à l’aigre

Le vin est présent en cuisine depuis toujours, ou presque, le vinaigre, proche cousin du vin n’est pas en reste.

Il a même une irrésistible allégorie au cinéma. Claude Chabrol, gourmand patenté, attachait une grande importance aux régions dans lesquelles il implantait ses caméras, et aux menus des “catering” qu’il allait proposer à ses équipes de tournage. Son “Poulet au vinaigre“(1985) en est l’illustration coupable, mais tellement savoureuse

Le canard à la Duchambais

Du côté de Saint-Pourçain-sur-Sioule, commune de l’Allier, on ne sait toujours pas qui était ce Duchambais qui a donné son nom à cette recette de canard emblématique du Bourbonnais. Etait-ce un curé de l’ancien régime, ou un châtelain, l’un et/ou l’autre ayant pactisé(s) avec des soldats autrichiens qui auraient bivouaqué dans la région en 1815, après la défaite de Waterloo ? Je me garderais bien de conclure. Mais la recette, elle, est à peu près définitive.

Pour 4 personnes il vous faut

1 canard, ou 2 cuisses + 2 magrets + le foie de la volaille

10 échalotes

50 cl de vin de Saint-Pourçain rouge, 5 cl de vinaigre, 5 cl de marc de raisin

2 belles cuillères à soupe de crème fraîche épaisse, 80 g de beurre, 1 cuillère à soupe d’huile

1 bouquet garni, 1 pincée de graines de coriandre, sel, poivre

Faites mariner le foie dans le marc

Dans une cocotte, faites dorer dans un mélange d’huile et de beurre (le mélange est consubstantiel du Bourbonnais) les morceaux de canard et les échalotes hachées pendant 10 minutes.

Déglacez au vinaigre, ajoutez le bouquet garni, les grains de coriandre. Mouillez avec le vin, laissez mijoter pendant une heure.

Hachez finement le foie avec son eau de vie.

Réservez ensuite les morceaux de canard, enlevez le bouquet garni.

Faite réduire le mélange restant en récupérant à la cuiller de bois les sucs de cuisson du fond de la casserole. Ajoutez le foie haché avec la crème fraîche sans laisser bouillir. Nappez le canard de cette sauce, servez rapidement.

Le lapin à la Tournaisienne

Le lundi qui suit l’épiphanie, il est de tradition à Tournai d’organiser une fête appelée le lundi perdu ou lundi du parjure. La population était conviée à venir dénoncer en assises populaires les crimes qui avaient échappé aux autorités durant l’année écoulée. Et les notables offraient à la population un repas qui comportait invariablement un lapin, appelé “lapin perdu“. Aujourd’hui, les assises sont parties aux oubliettes, mais le lapin perdu non !

Allez savoir pourquoi ce plat dit traditionnel du nord comporte des pruneaux, pas vraiment d’origine locale. Mais l’origine des fruits séchés est plutôt chinoise qu’agenaise. Et on consomme des pruneaux un peu partout, notamment sur les côtes françaises. Le séchage des prunes et des raisins est bien connu des marins depuis longtemps. La preuve, les Bretons possèdent dans leur patrimoine culinaire un far breton aux pruneaux…

Pour fabriquer un bon lapin à la tournaisienne, il faut commencer par réhydrater les pruneaux dans un bol d’eau chaude.

On fait ensuite dorer dans du beurre les morceaux de lapin “singés” à la farine. On réserve ensuite ces morceaux dorés sur toutes les faces et on remplace par des oignons finement hachés. On remet ensuite les morceaux de lapin et on ajoute 2 cuillères à soupe de cassonade brune, sucre moins raffiné que le sucre blanc, 30 ml de vinaigre de vin, un bouquet garni et deux verres d’eau. N’oubliez pas de saler et poivrer, et laisser mijoter pendant une heure. Ajoutez 250g de pruneaux dénoyautés au bout de 45 minutes.

On peut remplacer les pruneaux par du sirop de Liège, un moût réalisé avec des pommes et des poires, et la bière conviendrait aux ressources locales. C’est pour le coup complètement local, et absolument délicieux, mais le plat qui en résulte ne peut revendiquer d’être un lapin à la Tournaisienne !

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