Jean-Baptiste Colbert (1619-1683) n’a pas laissé à la postérité une réputation de bon vivant. C’était avant tout un amoureux des chiffres et de la bonne tenue des finances publiques, ce dont le dispendieux Roi Soleil avait bien besoin.

Ce n’est visiblement pas lui qui a glissé l’idée d’une recette de merlan à son maître d’hôtel, le discret Nicolas Audiger, dont on dit qu’il aurait aussi ramené à Versailles le petit pois, dont le roi usera et abusera.
Toujours est-il que Colbert a laissé dans son héritage ce fameux merlan Colbert, codifié et modernisé par ce cher Escoffier dont nous avons déjà parlé, puis remis à l’honneur au siècle dernier par Joël Robuchon dans son restaurant de l’époque, le Jamin, (32, rue de Longchamp, près du Trocadéro – aujourd’hui l’Astrance de Pascal Barbot).

Le merlan présente de nombreux avantage : il est peu cher, peu gras, riche en vitamines B3, B12, D, ainsi qu’en protéines, en phosphore ainsi qu’en magnésium et en Oméga 3. Sa chair fine a aussi l’avantage de plaire aux enfants. Et puis il est disponible quasiment toute l’année.
En revanche, il possède les inconvénients de ses avantages : il n’aime pas les cuissons trop longues, ni le congélateur !
Il est de tradition de servir le merlan en position dite “en colère”. Au préalable bien entendu, on a vidé la bête, de préférence par les ouïes. On pince sa queue dans ses mandibules de carnassier au moment de le passer à la friture, ce qui permet d’admirer ce qu’on appelle ses “yeux de merlan frit”.

Mais Robuchon, par exemple, préfère soigneusement enlever l’arête centrale à cru, en pratiquant une incision sur le dessus de la bête, et en dégageant précautionneusement les chairs avec un fin couteau bien aiguisé à lame souple (un “couteau d’office”).
Il va ensuite “paner” le poisson, plutôt à l’anglaise, et le passer à la friture rapidement, pour qu’il prenne une belle teinte dorée sans qu’il se délite.
Il peut ensuite l’installer sur l’assiette de service et loger dans la cavité dégagée par l’arête centrale une belle noisette de beurre manié : dans 50g de beurre on ajoute un peu de jus de citron, une cuillère à café de glace de viande, du persil et de l’estragon hachés, du sel, du poivre
Robuchon accompagnait ce poisson de sa fameuse purée dont je ne peux pas ne pas vous révéler les subtilités : pour 1 kg de pommes de terre (lui suggérait les petites rattes du Touquet), compter 250g de beurre (eh oui, c’est un peu comme pour les crêpes de Bocuse, il faut du baaeuuurre !), 7g de gros sel, 25 cl de lait entier.
On cuit les pommes de terre non pelées (elle conserveront ainsi l’amidon qui assure leur suavité) pendant 25 minutes dans de l’eau salée (départ eau froide). Epluchez-les et passez-les au moulin à légumes (svp pas au mixer électrique qui vous fabriquerait de la colle à affiche…). Déposez-les ensuite dans une casserole à feu doux, et mélangez à la cuiller en bois en ajoutant progressivement le beurre, puis le lait complété d’un tout petit peu d’eau bouillante. N’oubliez pas de saler et poivrer à votre convenance.

Autant le merlan apprécie les fonds rocheux, autant la sole est un poisson de fonds sableux, sur lesquels elle peut se rendre invisible en frétillant au-milieu des grains de sable, à proximité des côtes, de préférence aux embouchures de rivières, où elle trouve les vers, les crabes et les crevettes dont elle est friande.
Avec ses deux yeux situés du même côté, et son mode vie rampant, on ne peut pas dire qu’elle soit particulièrement élégante. Elle rallie pourtant tous les suffrages dans l’assiette.
Il existe des myriades de recettes de sole, fourrées, en filet, associées à toutes sortes d’ingrédients.
Je m’attarderai sur deux d’entre elles, parce qu’elles ont… une histoire.
En premier lieu, la sole meunière, la plus simple ou presque.

Une légende prétend qu’à Royat, dans le Puy de Dôme, Marie Quinton, née en 1854, morte en 1933, avait transformé un moulin en restaurant. Elle aurait créé ce plat à l’intention du général Boulanger, venu se réfugier en Auvergne pour tenter de mettre bas sa réputation d'”empereur des amoureux” et retrouver sa maîtresse, la vicomtesse de Bonnemains. Cette belle aubergiste confidente des amants se faisait appeler la “belle meunière”, ceci expliquant cela. Précision, l’auberge de la belle meunière existe toujours, à Royat. D’autres rumeurs affirment qu’il s’agit d’une recette normande. Je préfère pour ma part la première version, les Normands ayant à leur disposition des pelletées de recettes de soles. N’empêche, on trouvait déjà des filets de sole panés à la table de Louis XIV…
Je retiens aussi la sole à la Dugléré.
De 1822 à sa mort en 1884, Adolphe Dugléré est le chef du “Café anglais”, à l’angle du Boulevard des Italiens et de la rue Marivaux, tout près de l’Opéra Comique. A la fin du second Empire, c’était le plus snob et le plus couru des cafés parisiens. La façade ne payait pas de mine, mais on y comptait 22 salons et cabinets particuliers, tous ornés de boiseries d’acajou et de noyer, de miroirs patinés à la feuille d’or. Le Café anglais disparaît peu avant 1914. A son emplacement on trouve aujourd’hui… un café-restaurant, le Gramont.

Dugléré n’était sans doute pas personnage commode. Il avait en horreur les fumeurs et les ivrognes. Mais on lui doit surtout quelques recettes qui lui ont survécu : les pommes Anna, le potage Germiny, et la sauce éponyme.
Le poisson est poché sur un lit de tomates concassées, d’oignons, d’échalotes ciselés, de persil haché et du vin blanc. La sauce est obtenue par la réduction du liquide de cuisson monté au beurre, ou à la crème, c’est selon.
Et pour clore cette trilogie, il fallait une recette plus méditerranéenne. Le rouget est dans notre mémoire plutôt un poisson de Méditerranée, même si réchauffement climatique aidant, on en trouve maintenant au large de la Norvège (!) Il se nourrit de petits vers et de crustacé qu’il trouve en farfouillant dans le sol, tête la première avec ses deux barbillons.

Voici une recette de rouget comme on peut la trouver parfois à la carte du Louis XIV, le restaurant emblématique d’Alain Ducasse à Monaco.
Les poissons sont écaillés, vidés et désarêtés par le dos en incisant le long de l’arête centrale et en veillant bien à ne pas désolidariser la tête et la queue. On réserve les foies et les arêtes pour la suite et les rougets à plat au frais sur une plaque filmée
Épluchez, lavez une courgette, une aubergine, deux branches de cardons (des côtes de blettes pour les septentrionaux, mais les cardons c’est meilleur à l’approche de la Méditerranée) et trois gousses d’ail et un oignon. Taillez tout ce petit monde en brunoise (dés de 2 mm de côté).
Mondez (enlever la peau en plongeant pendant quelques secondes dans l’eau bouillante) et épépinez deux belles tomates, avant de tailler également la chair en brunoise. Dans un sautoir, faites revenir tous ces légumes pendant une dizaine de minutes jusqu’à ce qu’ils aient commencé à compoter.
Poêlez également deux tranches de pain de mie dont vous aurez ôté la croûte, taillés eux aussi en brunoise, pendant 2 minutes. Egouttez-les sur un papier absorbant.
Coupez 20g d’olives noires en fins copeaux, ciselez les feuilles de deux branches de basilic. Réservez les branches pour la suite. Écrasez les foies des rougets à la fourchette.
En fin de cuisson de la compotée, ajoutez-y le pain de mie, les olives, le basilic ciselé et les foies. Bien mélanger. Saler et poivrer. Laisser refroidir.
Répartissez la farce ainsi obtenue sur le ventre des rougets. Les refermer. Les ficeler délicatement en trois endroits. Réservez-les au frais.
Jus de bouillabaisse
Epluchez et émincez un demi fenouil que vous allez faire suer à l’huile d’olive dans un petit fait-tout qu’on appelle une “russe” avec un peu d’oignons et de chair de tomate, et une gousse d’ail écrasée pendant 5 minutes.
Ajoutez les arêtes des rougets concassées. Déglacez avec une cuillère à soupe de pastis, et laissez réduire légèrement. Ajoutez ensuite 4 cl de vin blanc, réduire de moitié. Mouiller à hauteur avec de l’eau. Saler légèrement. Cuire pendant 15 à 20 minutes.
Hors du feu, ajoutez une vingtaine de pistils de safran et les tiges de basilic réservées tout à l’heure. Laisser infuser 10 minutes.
Passez le jus au chinois étamine sans fouler de façon à ce qu’il soit clair.
Fleurs de courgettes farcies
Laver délicatement 4 fleurs de courgettes, ôter les pistils, raccourcir la tige. Les déposer au fur et à mesure sur un linge humide. Les réserver au frais.
Prélevez le vert de quatre courgettes et 7 feuilles de menthe que vous hachez au couteau. Dans un sautoir, faites suer ce mélange avec un filet d’huile d’olive et de la fleur de sel pendant 3 minutes. Laisser refroidir.
Avec une petite cuillère, remplir les fleurs de cette farce. Les réserver au frais sur leur linge.
Pommes grenailles
Blanchir pendant 5 minutes 8 pommes de terre grenailles soigneusement grattées et lavées
Présentation
Déposer les rougets farcis dans un plat huilé. Ajouter les fleurs de courgettes farcies et les pommes grenailles. Verser le jus de bouillabaisse.
Enfourner à 210 °C pour 8 minutes. Arroser fréquemment.
Laisser ensuite reposer les rougets pendant 2 minutes sur la porte du four. Les déficeler.
Dans chaque assiette, dresser un rouget, une fleur de courgette et deux pommes grenailles.
Rectifier l’assaisonnement du jus de cuisson, lui ajouter un peu de jus de citron et d’huile d’olive, le verser sur les rougets.
Anglaise, française, milanaise, la panure, ou panelure
La panure à la française consiste à beurrer la pièce à cuire au pinceau (avec du “beurre pommade”) et la recouvrir ensuite de mie de pain fraîche mixée ou de chapelure (pain rassis, biscottes, flocons d’avoine mixés…)
A l’anglaise, on passe d’abord la pièce dans de la farine, puis dans de l’œuf battu additionné d’un tout petit peu d’huile, avant de la rouler dans la chapelure.
A la milanaise on ajoute à la chapelure un tiers de son volume de parmesan râpé
Ducasse-Robuchon : je t’aimais, moi non plus
Longtemps, Alain Ducasse et Joël Robuchon se sont regardés en chiens de faïence, soucieux de parvenir au zénith de la gastronomie française, puis d’y demeurer, ce qui n’est pas simple.

Alain Ducasse est un miraculé. En 1984, ce jeune chef originaire d’Orthez (lui préfère dire qu’il est de Chalosse…), alors âgé de 27 ans, vient d’obtenir ses premières étoiles à la Terrasse de l’Hôtel Juana de Juan-les-Pins. Il survit au crash de son avion de tourisme dans la vallée de la Maurienne. Embarqué avec cinq autres personnes en direction de Courchevel, il est le seul survivant de l’accident et devra se reconstruire pendant un an dans les hôpitaux. Il manque perdre la vue, pense ne jamais remarcher, mais ne perd pas de vue son objectif professionnel : décrocher une troisième étoile, et plus si affinités. C’est de cette époque que date son habitude de diriger les cuisines sans forcément mettre les mains à la pâte, plus manager que maître-queux. Il a l’œil sur tout, la vaisselle, les couverts, les viennoiseries, les apéritifs, la température des plats, et surtout la qualité des personnes dont il s’entoure. Il parviendra à ses fins pour la première fois à 34 ans.

Joël Robuchon est né à Poitiers en 1945, 12 ans avant Alain Ducasse. Son père maçon et sa maman femme de ménage souhaitent simplement pour leur enfant une vie honnête. A 12 ans, Joël entre au petit séminaire de Mauléon. Il voulait entrer dans les ordres, mais découvre la cuisine en aidant les religieuses pour servir la communauté des séminaristes et de leurs professeurs. A 15 ans il devient apprenti chez Robert Auton, à Chasseneuil du Poitou. Il obtiendra pour la première fois sa troisième étoile à 38 ans.
Alain Ducasse a certes perdu un peu de son aura. Il a dû renoncer aux cuisines du Plaza Athénée en 2021, et avait perdu en 2018 l’appel d’offres lancé par la mairie de Paris et la Société d’exploitation de la tour Eiffel (SETE) portant des restaurants de la tour : le Jules Verne, restaurant du deuxième étage, la brasserie du premier étage, les différents points de vente à emporter et la partie traiteur pour les réceptions et autres événements ponctuels organisés dans le monument. Sans oublier le restaurant d’entreprise de la SETE qui compte près de 350 salariés. En 2016 le chiffre d’affaires a atteint près de 40 millions d’euros, pour un bénéfice net estimé de 5 millions d’euros. La Sodexo, qui avait misé sur le duo Frédéric Anton-Thierry Marx, a gagné face au “ticket” Elior-Ducasse, titulaire précédent.
Mais rassurez-vous Alain Ducasse n’est pas sur la paille. Il est toujours l’homme du Louis XV à Monaco. Il est installé depuis 1987 par le prince Rainier à l’hôtel de Paris, ce palace endormi. Il y décrochera ses premières “trois étoiles” en 1990, six ans après son terrible accident d’avion ! Il est citoyen monégasque depuis 2008, et continue de gérer un empire sur toute la planète qui comprend des restaurants de tout calibre, des foodtrucks végétariens, des manufactures de café, de chocolat…
Comme par hasard, Robuchon s’était vu confier la gestion d’un restaurant d’hôtel, le Métropole, situé juste en face de l’hôtel de Paris, et Ducasse n’était pas peu fier de succéder à Joël Robuchon en reprenant les fourneaux de son restaurant de l’avenue Poincaré (le Joël Robuchon). C’était pour le Poitevin sa façon de prendre congé et d’officialiser sa retraite de cuisinier en 1995, ce qui ne l’empêchera pas d’être omni-présent à travers ses “Ateliers”, ses émissions de télévision, y compris une chaîne spécialisée, Gourmet TV. Il meurt d’un cancer du pancréas en 2018
A eux deux, Ducasse et Robuchon ont totalisé jusqu’à 50 étoiles, et quelle que soit l’opinion qu’on puisse pouvoir avoir sur la pertinence des classements qui tentent de classer les grandes tables du monde, ni sur la personnalité assez… envahissante des deux personnages, on ne peut que s’incliner devant l’influence qu’ont pu avoir ces chefs caractéristiques de la gastronomie française.
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