Depuis fort longtemps, les humains ont remarqué que lorsqu’on cuit une pièce de viande avec os, un poisson entier, un fruit, le jus qui s’en échappe a tendance à figer après refroidissement.
Les gelées proviennent de la cuisson d’aliments riches en collagènes, essentiellement la peau, les cartilages, les muscles et les os de porc. Vous l’avez compris, quand vous mangez une côtelette ou une tranche de rôti dans le filet, tous les restes sont recyclés par les équarisseurs, lavés, séchés, traités à l’acide chlorhydrique. On obtient ainsi de la gélatine déshydratée, en plaque ou en poudre, sans goût et sans odeur, qu’on retrouve un peu partout dans les productions culinaires : bonbons, yaourts, et autres desserts lactés, mais aussi dans tous les aliments industriels auxquels on peut apporter texture et épaisseur. 80% de la gélatine française est d’origine porcine, mais on peut aussi utiliser pour cela des os de bovins, de volailles, des arêtes de poissons, privilégiés notamment par les populations qui ne consomment pas de viande porcine. N’en jetons pas plus, je n’ai pas l’intention de jouer les pourfendeurs de l’industrie alimentaire.
Les végétaliens et autres végétariens se rabattent sur les gélifiants d’origine végétale : l’agar-agar issu des algues marines et autres laminaires, ou la pectine contenue dans de nombreux fruits. On me dit dans l’écouteur que les algues marines sont une source de protéines et de santé encore peu ou pas assez utilisée pour l’alimentation humaine.
J’en resterai là sur ces considérations géopolitiques, et je reviens à la mission beaucoup plus noble et importante que je poursuis : vous raconter de belles histoires de cuisine.
Mousse de tomate à froid

Vous avez de belles tomates issues de votre potager ?
Choisissez-en une bien mûre, bien grosse, pas forcément belle, et passez-la au mixer. Vous obtenez une masse rose, assez appétissante et odorante. Passez-la au tamis muni d’un linge propre. Vous obtenez un beau liquide ambré : la couleur rouge provient essentiellement du “lycopène” contenu dans la peau qui est restée dans votre tamis. Si vous laissez reposer ce liquide un petit moment au frais, vous allez voir se former une fine couche de gélatine à la surface. La pectine contenue dans votre tomate produit son effet.
Vous pouvez maintenant perfectionner la formule : ajoutez une cuillère à soupe de graines de chia que vous aurez fait tremper quelques minutes dans de l’eau, et vous les ajoutez à votre “eau de tomate”. La gélatine naturellement contenue dans les graines va se combiner avec celle de la tomate. Vous obtenez ainsi une “confiture de tomate” à froid, que vous pouvez parfumer et épicer à votre goût, avec quelques feuilles de basilic finement hachées par exemple.

Continuons, mais à présent nous sommes au XXIe siècle : avec un siphon muni d’une ou deux cartouches de protoxyde d’azote (plus connue à présent pour ses usages dévoyés), vous pouvez réaliser un “espuma de tomate” qui vous permettra de réaliser un hors d’œuvre spectaculaire. Vous pouvez par exemple insérer quelques lamelles de poisson fumé dans une verrine, que vous coifferez avec l’espuma, le tout surmonté pourquoi pas de quelques câpres. Vous n’êtes plus très loin des exploits de Ferran Adrià dans son antre de El Bulli, à proximité de Cadaquès et de la maison de Salvador Dalí en Catalogne. Il se dit que El Bulli devrait ouvrir sous forme de musée en juin 2023.

Poursuivons dans cette veine “moléculaire” avec les billes à l’alginate.
Prenez 260 g de chou fleur que vous cuisez dans une casserole d’eau salée. Pendant ce temps, mélangez 320 ml d’eau avec 3 g d’alginate de sodium, proche parent du bicarbonate, fabriqué avec des algues brunes, ou laminaires. Faites bouillir le tout pendant 1 minute, laissez refroidir. Mixez le chou fleur dans la solution d’alginate jusqu’à obtenir une purée fine et lisse.
Vous aurez préparé une solution de chlorure de calcium dans 1,5 l d’eau froide. Je sais, cette chimie est effrayante, mais est-il nécessaire de vous rappeler que le sel fin dont vous parsemez toute votre cuisine est du chlorure de sodium ? (Mon point de vue sur la cuisine dite “moléculaire” : https://recettesahistoires.com/2022/10/05/le-brunch-une-mode-une-solution/)
A l’aide d’une petite cuillère, vous allez prélever de toutes petites boules de purée de chou fleur (les “pros” utilisent une pipette ad-hoc qui permet des billes plus petites) et les faire tomber dans le bain de chlorure froid. Des petites sphères vont se former, que vous allez longuement rincer dans un saladier d’eau froide. Après quelques essais vous déterminerez le temps nécessaire pour que la “sphérification” soit top : une gangue solide, mais une purée encore liquide à l’intérieur.
Chemin faisant, je vous propose une autre idée de hors d’œuvre. Dans une petite soucoupe, vous disposez un peu de confiture de tomate, que vous agrémentez d’une bille de chou fleur, elle-même coiffée de quelques œufs de hareng, ou de lump, ou de caviar si vous en avez les moyens.
Chaud-froid

Transportons nous en 1759. François-Henri de Montmorency-Bouteville, duc de Piney-Luxembourg, comte de Bouteville et comte de Luxe, duc de Piney-Luxembourg, pair de France et maréchal de France, alias le maréchal de Luxembourg, alias le tapissier de Notre-Dame, reçoit dans son château de Montmorency. L’hôte doit sa splendide carte de visite aux services rendus à Louis XIV, notamment au moment de la guerre de Hollande (https://recettesahistoires.com/2022/10/05/le-brunch-une-mode-une-solution/). Dans la soirée, un messager vient demander au maréchal de se rendre sur le champ au Conseil du roi. Il obtempère immédiatement, abandonne ses convives, revient fort tard dans la soirée, et demande qu’on lui serve un seul plat pour son dîner. On lui propose la fricassée de poulet à la crème servie quelques heures plus tôt, qui a évidemment refroidi dans l’intervalle.
Ces morceaux de poulet figés dans la sauce blanche ravissent notre François-Henri, au point que quelques jours plus tard il demande qu’on lui serve à nouveau ce plat chaud refroidi. Le maître d’hôtel souhaite baptiser cette nouveauté le “refroidi”, le maréchal décide qu’on le baptisera “chaud-froid”.
Voici la recette légèrement amendée et améliorée depuis l’époque, avec le concours de Marie-Antoine Carême (1784-1833), autoproclamé le “roi des chefs et le chef des rois”, à qui les cuistots doivent notamment l’invention de la toque.

On prend une belle volaille dans laquelle on découpe les “suprêmes” (les blancs accompagnés du manchon de l’aile et recouverts de leur peau). On met la carcasse à cuire dans un bouillon aromatisé (un pied de veau, carottes, poireaux, épices, laurier, thym) qu’on laisse lentement réduire. On filtre au bout de quelques heures le nectar parfumé, riche en collagène issu du pied de veau et des entrailles de la volaille.
On va s’en servir pour pocher les suprêmes pendant une dizaine de minutes et pour réaliser une “sauce suprême“. Dans une casserole, on fait un “roux blond” avec 90g de beurre et autant de farine, on fouette doucement à feu moyen pendant 5 minutes, sans que l’ensemble ne se colore. On mouille avec 1,5 litre de bouillon filtré bien froid. Grâce au choc thermique entre le roux blond chaud et le bouillon bien froid, on évite les grumeaux. On laisse cuire 15 minutes, on ajoute 30 g de crème fraîche épaisse et on continue à fouetter jusqu’à ce que l’ensemble soit bien homogène. On termine la sauce en lui adjoignant deux jaunes d’œuf et un dé de madère.

On trempe les suprêmes dans la sauce avant de les poser sur une grille et de les mettre au froid. On recommence l’opération au moins deux fois. On termine avec une décoration de persil et/ou d’estragon, sur le plat de service. Une fine tranche de truffe sera du plus bel effet, mais attention à ne pas surcharger. Le chaud-froid peut constituer une très belle entrée, sans accompagnement.
Fromage de tête

Poursuivons avec un sacré plat de résistance : le fromage de tête, ou tête pressée, ou “tête fromagée” au Québec, “presskopf” en Alsace, “beultekaze” à Dunkerque, “tête marbrée” en Suisse, “saleson” en Pologne, “tobā” en Roumanie, “zielts” en Russie, “carn de perol” en Catalogne, “head cheese” en Grande Bretagne. Un peu partout, la recette est la même : on cuit pendant de longues heures une tête de porc saumurée, dont on a néanmoins enlevé les yeux et les oreilles, aromatisée avec des baies de genièvre concassées, du thym et du laurier, ou diverses épices locales. Le collagène des os, des cartilages, des peaux offre gracieusement son onctuosité. On désosse ensuite soigneusement le contenu en enlevant les cartilages et on confectionne des terrines qu’on laisse reposer au froid.
Il ne vous a pas échappé qu’à Lyon, et au Palais de l’Elysée à certaines époques, on raffole de la tête de veau servie chaude.
Un peu partout on fait de même avec les têtes de sanglier qui pullulent dans les prairies et les forêts, et on confectionne des “têtes de hure”. Les musulmans cuisinent de leur côté le “bouzellouf” tête de mouton saignée, aromatisée de citron, de laurier et de piment.
Les groseilles de Commercy

Vous avez un poulailler et une grosse patience ?
Il va vous en falloir pour vous débarrasser des pépins de groseille à l’aide d’une plume d’oie, comme on le fait à Commercy (Lorraine) depuis 1344, dit-on. Depuis près de 700 ans, au moment de la récolte, des “épépineuses” (je suis sûr que des “épépineurs” feraient tout aussi bien l’affaire) enlèvent délicatement les tout petits pépins de chaque grain de groseille à l’aide d’une plume d’oie taillée en biseau. Chaque ouvrière traite 2 kg de fruits par jour. Ceux-ci sont ensuite jetés dans un sirop de sucre brûlant. On obtient ainsi la “confiture la plus chère du monde” (180 euros le kilo à ce jour), mais c’est paraît-il divin.
Je suis sûr que Marcel Proust aurait aimé tartiner une madeleine (de Commercy) de ce succulent et précieux nectar, avant de la tremper dans sa tasse de thé.
[…] Bien entendu la technique du feuilletage s’est perfectionnée depuis, notamment par l’entremise de l’inévitable Antonin Carême. Voir https://recettesahistoires.com/2022/06/30/du-marquis-de-bechameil-a-la-crete-de-coq/ et https://recettesahistoires.com/2022/10/12/la-suave-douceur-de-la-gelee/ […]