Des couches et des feuilles

Les cuisiniers sont des démocrates, je vous assure ! Enfin, beaucoup d’entre eux… La preuve : ils aiment le partage et l’alternance.

Explication : dans l’histoire de la gastronomie, les successions de goûts contradictoires dans une seule bouchée sont souvent des sources de nouveauté et de curiosité. On n’est pas très loin d’un cours de sciences politiques !

Le feuilletage

La première alternance, c’est à n’en pas douter la pâte feuilletée.

Claude Gellée dit Le Lorrain (Champagne 1600, Rome 1682)

Pour les besoins de cette chronique, même s’il existe des précédents en France, en Espagne et chez nos voisins arabes, on attribuera, quitte à s’attirer les foudres de quelques exégètes, au peintre Claude Gellée dit Le Lorrain l’invention de ce divin feuilletage, au mitan du XVIIe siècle.

Parce que le peintre était bien boulanger. A Chamagne, dans les Vosges, il n’était pas le plus brillant  dans l’apprentissage de l’écriture. Ses parents décident de le mettre en apprentissage auprès du pâtissier du village.

C’est là qu’il aurait eu l’idée de rouler de la pâte à pain dans du beurre pour son père malade. Il avait créé le croissant ! Orphelin à douze ans, il suit à quatorze ans une troupe de pâtissiers vers Rome où il trouve du travail comme cuisinier auprès du peintre Agostino Tassi.

Le Lorrain Matin dans le port, Musée de l’Hermitage Saint-Petersbourg

Le peintre découvre les talents de son cuisinier et l’initie à l’art pictural et à la gravure, dans lesquels il excelle très vite. Il accomplira une bonne partie de sa carrière en Italie. A plusieurs reprises le peintre-boulanger s’est demandé s’il ne valait pas mieux retourner au fournil plutôt que de vivre difficilement de son art.

Antonin Carême

Bien entendu la technique du feuilletage s’est perfectionnée depuis, notamment par l’entremise de l’inévitable Antonin Carême. Voir https://recettesahistoires.com/2022/06/30/du-marquis-de-bechameil-a-la-crete-de-coq/ et https://recettesahistoires.com/2022/10/12/la-suave-douceur-de-la-gelee/

Pour fabriquer une pâte feuilletée, il vous faut de la farine, du sel, de l’eau et une matière grasse. Vous commencez par pétrir longuement le mélange farine-sel-eau. Après une phase de repos, vous laminez la pâte obtenue au rouleau en plusieurs étapes pour éviter que la pâte ne se déchire et obtenir une “abaisse”. C’est ce qu’on appelle la “détrempe”, sur laquelle vous étalez une épaisseur équivalente de beurre ou de matière grasse.

Intervient alors le “tourage” : vous repliez la pâte en trois parties égales puis les repliez sur elles-mêmes. Vous avez donc obtenu six couches alternées de pâte et de beurre superposées lors de ce premier tourage. Vous mettez cette nouvelle “abaisse” au froid.

Après cette première phase, vous sortez l’abaisse du réfrigérateur, vous la laissez revenir à température et vous faites un nouveau “tourage”. Vous allez renouveler l’opération six fois de suite. Les forts en maths pourront calculer qu’on obtient au bout du compte 729 couches empilées de beurre et 730 feuilles de pâte !

Vous comprenez alors pourquoi on demande le plus souvent à des professionnels de fabriquer le feuilletage ! Ils ont le savoir-faire et le matériel ad-hoc. En revanche ils ont eux aussi besoin de temps pour réaliser ces six “tourages”. Préférez quoi qu’il en soit les feuilletages au beurre, plutôt qu’aux graisses exotiques.

A la cuisson, la chaleur du four va provoquer l’évaporation de l’eau et le gonflement des feuillets et vous obtenez à la fois le moelleux et la légèreté de cette pâte miraculeuse.

Si on ajoute de la levure et des œufs à l’abaisse, avant d’étaler la couche de beurre, la pâte gonfle bien sûr beaucoup plus. C’est la technique utilisée pour fabriquer les croissants et autres viennoiseries notamment. Le mot “viennoiserie” vient du “kipferl”, petit pain en forme de croissant importé d’Europe centrale à Paris par un officier autrichien. Celui-ci ouvrit une “boulangerie viennoise” en 1837 au 92, rue de Richelieu (2e arrondissement). La boulangerie a malheureusement disparu récemment. C’est ce qui marque véritablement l’avènement de ces gourmandises du petit-déjeuner.

Feuilletage inversé

Pierre Hermé

Plus récemment, sous la férule de Pierre Hermé s’est ajoutée la technique du feuilletage inversé (https://recettesahistoires.com/2022/06/19/un-amour-de-pavlova/).

Il s’agit d’ajouter de la farine au beurre de tourage. Cette technique est un peu plus rapide. La pâte gonfle plus à la cuisson et donne un feuilletage encore plus croustillant et fondant à la fois. En revanche on ne le trouve pas tout prêt dans le commerce.

Mini-bouchées aux escargots

Il existe évidemment des myriades de recettes à base de feuilletage tout autour de notre Hexagone. J’en choisis d’abord une pleine de senteurs et d’histoires de la campagne, en Bourgogne.

Vous êtes équipé d’un bâton de noisetier souple et résistant prélevé dans une haie avec votre canif. Eventuellement vous avez gravé sur celui-ci quelques signes cabalistiques censés porter chance. Vous devez commencer par battre les bords d’un petit chemin départemental, muni d’un panier, un soir d’été après une pluie. Vous êtes à la recherche des débonnaires escargots originaires de cette région gourmande.

La rumeur prétend que le premier gastéropode se fait toujours attendre. Une fois celui-ci prélevé, vous êtes sur un “filon”, restez-y, qu’il pleuve ou qu’il vente. Il vous en faudra deux douzaines.

De retour au foyer, vous allez installer cette petite troupe gluante dans un enclos sans terre ni herbe, plutôt à l’abri de la lumière, dans lequel vous aurez installé force thym fraîchement coupé. Vous oubliez ce parquage pendant quelques jours. Vous allez ensuite nourrir le troupeau avec un peu de farine pendant une bonne nuit. Vous êtes alors prêt à passer les bêtes au court-bouillon (avec oignons, clous de girofle, carottes, céleri etc…). Puis à les décoquiller élégamment avant de les conserver au frais.

Vous avez préparé 150 g de feuilletage, inversé ou traditionnel c’est vous qui voyez, mais sans œuf et sans levure. Avec un emporte-pièce cannelé de 5 cm vous découpez 48 disques que vous abaissez à 3 mm.

Avec un autre emporte-pièce cannelé de 3 cm, vous évidez le centre de 24 disques de façon à former des anneaux. Vous dorez les disques de pâte au jaune d’œuf battu, vous disposez les anneaux sur chacun d’eux et vous les dorez également sans faire de coulure.

Vous enfournez ces petites bouchées à 180°C jusqu’à ce qu’elles soient saisies mais pas trop colorées. Vous laissez refroidir et retirez délicatement les couvercles qui ont dû se former au centre avec la pointe d’un couteau.

Vous installez un escargot bien égoutté dans chaque bouchée et vous allez confectionner un “beurre d’escargot” avec 200 g de beurre mou, un bouquet de persil plat mélangé avec 4 gousses d’ail, 2 échalotes, le tout finement haché, du sel et du poivre. Si vous êtes équipé, vous mettez ce beurre manié en poche et en garnissez chaque bouchée. Si vous n’avez pas de poche, vous en prévoyez pour une prochaine fois et utilisez une petite cuillère… Vous enfournerez de nouveau ces bouchées garnies à 150°C pendant une dizaine de minutes, juste avant de servir au moment de l’apéritif.

Le Crespou provençal

De Bourgogne, descendons par la route nationale 7 vers la vallée du Rhône et la ville d’Avignon, pour y découvrir le “crespou” qu’on préparait pour rassasier les moissonneurs.

Il vous faudra

14 œufs

3 poivrons vert, jaune et rouge

1 poignée d’herbes vertes

30 g de pignons

2 oignons frais

1 cuillère à soupe de tapenade noire

50 cl de sauce tomate que vous aurez fabriquée en chauffant doucement des tomates entières pendant suffisamment de temps pour qu’elles éliminent une bonne part de leur eau de végétation et concentrent les goûts.

De l’huile d’olive, du sel et du poivre

Lavez les poivrons et enfournez-les sous le gril jusqu’à ce que la peau se fendille. Placez-les dans un saladier et fermez hermétiquement. Laissez reposer 10 minutes, puis pelez les poivrons et épépinez-les. Détaillez-les en grosses lanières et réservez-les par couleur.

Lavez, essorez et ciselez finement les herbes. Faites dorer les pignons avec les oignons ciselés dans un peu d’huile d’olive.

Dans une petite poêle, versez 1 cuillère à soupe d’huile d’olive et placez le poivron rouge. Laissez chauffer 1 minute. Cassez 2 œufs dans un bol, salez et poivrez, puis versez-les sur les poivrons. Cassez un peu l’omelette avec une spatule pour assurer une cuisson homogène et laissez cuire. Retournez-la et laissez-la cuire encore un peu. Elle doit être souple mais pas baveuse. Déposez l’omelette dans un petit saladier concave.

Fouettez 2 œufs avec la tapenade. Faites cuire dans la poêle huilée de la même façon et déposez sur la première omelette. Recommencez successivement avec le poivron vert, les herbes, les pignons, le poivron jaune et la tomate. Posez une assiette sur les omelettes et ajoutez un poids au-dessus. Laissez prendre ainsi une nuit au frais.

Le lendemain, égouttez le jus rendu et démoulez. Servez frais mais pas froid avec le reste de sauce tomate.

Le pastis gascon

Dans le Gers et en Ariège, on prépare un gâteau feuilleté aux pommes et aux pruneaux recouvert d’un voile de pâte croustillant et caramélisé. Les cuisinières étalaient une pâte extra-fine (1/10e de millimètres) étirée sur un drap étendu sur une grande table. Le pastis s’appelait donc aussi l'”estirat”. On étalait dans un moule à tarte une couche de cette pâte bien graissée à la graisse d’oie, suivie d’une fine couche de pommes en fines lamelles mélangées avec une compote de pruneaux à l’armagnac. On terminait par  une rosace de cet “estirat” à nouveau bien graissée avant d’enfourner.

De nos jours on utilise de préférence des feuilles de pâte à filo venue de la pâtisserie orientale, qu’on retrouve par exemple dans les succulents baklavas. On a perdu la belle image des cuisinières affairées autour de cette grande table, mais le plaisir est comparable.

Le gâteau aux Thé Brun

Du Gers, nous remontons enfin vers Nantes et les inaltérables biscuits Brun. Désolé de verser dans la pub à peine déguisée, mais de mémoire de grand’mère, il n’existe pas d’équivalent pour réussir cette ultime démonstration d’empilement en alternance, particulièrement bienvenue au moment des fêtes ou des anniversaires.

Vous préparez quelques grandes tasses de café plutôt serré que vous versez dans un plat. Il n’est pas interdit d’ajouter un petit chouia de rhum. Vous trempez quelques secondes les biscuits dans ce breuvage et réalisez un premier tapis rectangulaire de 6 à 8 biscuits ou plus.

Vous allez étalez une couche de ganache froide au chocolat réalisée avec du chocolat noir de qualité, un peu de lait et du beurre.

Vous allez recommencer l’opération jusqu’à obtenir un parallélépipède d’une bonne dizaine de centimètres de hauteur ou un peu plus si affinités.

Vous terminez par une généreuse couche de ganache bien brillante et laissez reposer au froid pendant au moins 24 heures. Vous pourrez ensuite décorer cette œuvre à votre convenance : fruits secs, fruits confits, épluchures de chocolat, bougies…

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