Nous avons la regrettable habitude d’affubler à nos nourritures familières des sobriquets souvent peu amènes : la patate, le navet, la vache, le veau, l’agneau, le merlan, le maquereau en sont quelques illustrations. Et dans la série, le poireau n’est pas en reste.
Attendre dans une queue c’est “faire le poireau” ; les motards amateurs englués dans le sable du Touquet sont des “poireaux” ; une verrue faciale est un “poireau”, comme la médaille du Mérite agricole ; un valeureux général est un “poireau” parce qu’il a la tête blanche mais est encore vert…

Le poireau est devenu l’emblème du Pays de Galles, avec le narcisse, même si l’effigie du drapeau gallois est un dragon. La légende prétend que les soldats de Sa majesté se seraient régalés de poireaux savoureux dans le champ d’un cultivateur du Pas-de-Calais à Azincourt entre Fruges et Hesdin, durant la bataille éponyme en 1415 et les auraient emportés comme trophées de cette victoire.
Du temps de François Ier les médecins en prônaient l’usage aux gens « mugueteurs de dames pour leur donner plaisante haleine », pour « favoriser la diurèse, relâcher le ventre, arrêter les éructations, augmenter le lait des nourrices et faire cesser la stérilité. »
Plus prosaïquement c’est ainsi que les “mâles dominants” désignent le pénis.
Ce légume membre de la famille des alliacées comme l’oignon, l’ail, l’échalote et la ciboulette nous est familier depuis les Egyptiens.
Il a la particularité d’être “bisannuel”. La première année de sa vie, la plante fait des réserves. Elle fleurira et montera en graines au printemps suivant pour se reproduire.
Le jardinier va donc privilégier la production de la première année. Les prévoyants savent pourtant qu’il est très utile d'”oublier” quelques plants dans le potager pour produire les semences de la saison suivante.
“Allium porrum”, alias le poireau, c’est un peu le cochon dans la cuisine : tout est bon chez lui, c’est un peu le maître-mot de cette chronique. Et vous allez voir, on peut avantageusement s’affranchir du sempiternel potage poireaux-pommes de terre qui berce les bols de notre enfance, même si amoureusement préparé celui-ci conserve de nombreux adeptes en France et même un peu plus loin qu’en Navarre.
Les radicelles frites
Il vous est désormais INTERDIT de jeter quoi que ce soit quand vous rapportez une botte de poireaux du marché (ou du potager).
Vous coupez vos poireaux à 1 cm du pied, vous lavez soigneusement à l’eau pure et fraîche ces pieds et radicelles et vous les faites tremper une bonne dizaine de minutes dans de l’eau vinaigrée puis dans de l’eau bouillante. Après les avoir séchés, vous ajoutez un peu de farine et vous les plongez dans l’huile à 180°C quelques minutes. Vous pourrez agrémenter votre fameux potage de cette friture croustillante ou compléter une salade, décorer une tarte, un flan de poireaux…
Cerise sur le gâteau, votre salade appréciera beaucoup que vous ajoutiez quelques fleurs et quelques graines de poireau qui apporteront une touche de couleur et une note aillée bienvenue.
Œufs mimosa, huile de poireau

Apicius
Apicius proposait sous l’empereur Auguste, au début de notre ère des œufs farcis avec des jaunes aromatisés à la marjolaine, au safran, aux clous de girofle broyés, au fromage), reconstitués, passés au gril et servis au vinaigre (cf https://recettesahistoires.com/2022/08/26/lucullus-et-apicius-ils-sont-fous-ces-romains/). Ils ressemblent aux diaboliques “deviled eggs” anglais farcis à la viande, au fromage et aux épices, saupoudrés de paprika. On en retrouve des déclinaisons un peu partout.

Lydie Salvayre
L’œuf mimosa est une recette bien française datant des années 1920, en référence à la plante méditerranéenne qui fleurit à la fin de l’hiver. Mais “l’œuf dur mayo” renaît dans les brasseries et bistrots. Il a même son championnat du monde remporté cette année par Grégoire Simon, chef de la Grande Brasserie (6, rue de la Bastille). Gageons qu’avec une égérie comme Lydie Salvayre, récente Prix Goncourt, il a l’avenir devant lui : ” J’ai pleuré longtemps en imaginant l’ennui qui allait me terrasser dans les jours prochains car je venais d’achever ma seule relation humaine. Puis j’ai repensé à la façon dont elle avait mangé la garniture de salade qui accompagnait les œufs mimosa, sans la moindre pause langagière, sans la moindre expression humaine, sans lever les yeux, comme une bête, et tout mon chagrin s’est évanoui. ”
Vous faites cuire 10 œufs à l’eau bouillante, puis vous les refroidissez à l’eau froide. Ecalez-les et coupez-les en deux et récupérez les jaunes.
Couper le vert de deux poireaux, et mixez-le avec 0,5 l d’huile de tournesol. Si vous êtes équipé, passez ce mélange à la centrifugeuse. Sinon, à l’aide d’une fine passoire et d’une cuillère, pressez vigoureusement le solide au-dessus d’un récipient pour récupérer “l’huile de poireau” filtrée à travers la passoire. Laissez reposer au moins 20 minutes pour que l’eau et l’huile se séparent.
Mettez de côté trois jaunes et mélangez les autres avec trois jaunes crus, une grosse cuillère à soupe de moutarde, du sel, du poivre. Et montez une mayonnaise avec l’huile de poireau que vous venez de filtrer. Remplissez les blancs avec cette mayonnaise et les jaunes mis de côté coupés en cubes.
Poireau et foie gras

Canard mulard
J’entends déjà dans les chaumières les cris d’orfraie : “Quoi quoi ! Il veut encourager le gavage et l’assassinat de ces pauvres bêtes !”
Que ces bonnes âmes et les disciples de Hugo Clément et Aymeric Caron se rassurent, je ne retournerai ma veste ni dans un sens ni dans l’autre (je ne suis ni pour ni contre, bien au contraire comme disait Coluche)…
Je sais en revanche que l’élevage des canards gras et l’élaboration des foies gras sont le résultat d’une culture millénaire, qui a forgé des paysages, une économie dans les régions de production. Les antispécistes, mais surtout la grippe aviaire menacent l’équilibre et l’avenir de nombreux petits paysans et de leurs familles.
Pour ce qui suit, il vous faut donc 150 g foie gras cru de canard, de belle couleur mastic, souple et ferme à la fois, du gros sel marin, du poivre de qualité (Kampot par exemple, cf https://recettesahistoires.com/2022/11/04/le-poivre-prince-des-epices-et-des-voyages/), de quatre beaux poireaux et du vinaigre de vin vieux.
Préparez les poireaux dont vous ne conservez ici que les blancs. Lavez-les soigneusement, plongez-les dans l’eau bouillante salée pendant 20 minutes au moins. Le poireau doit être fondant. Egouttez les tronçons verticalement et réservez-les au chaud.
Coupez des tranches de foie gras de 1,5 cm d’épaisseur, poivrez et saisissez-les à bonne température dans une poêle anti-adhésive (une minute de chaque côté). Jetez cette première graisse, égouttez les tranches sur du papier absorbant, mettez-les dans un plat et passez-les au grill 3 minutes.
Récupérez la graisse de la cuisson au four, ajoutez le vinaigre (2/3 de graisse, 1/3 de vinaigre). Disposez le foie gras sur les poireaux, ajoutez la vinaigrette et quelques grains de gros sel.
Poireau calciné, tartare d’huîtres

Eric Fréchon est un Picard, qui a entamé sa carrière en cuisine au Petit Café Bleu (aujourd’hui le Homard Bleu) au Tréport. A l’époque, son projet professionnel était juste de se payer un vélo ! Aux fourneaux triplement étoilés du palace parisien le Bristol (112 Rue du Faubourg Saint-Honoré) il conserve le sens de la simplicité de cette époque et le goût des produits auxquels il apporte sa technicité, sa précision, sa culture et sa curiosité de Meilleur ouvrier de France.
Il raconte que sur une plage sénégalaise il avait été attiré par l’odeur des huîtres que des pêcheurs faisaient griller au barbecue. Les mollusques étaient un peu carbonisés, mais il en avait conservé la mémoire gustative, et son association avec des poireaux grillés est désormais une “signature”.
Il vous faut des gros poireaux, que vous allez tailler à 23 cm de longueur en préservant les radicelles. Ils sont soigneusement lavés, les radicelles sont ensuite protégées avec du papier d’aluminium. Vous allez les cuire sous la salamandre (ou à la braise en saison si vous êtes équipé), en les tournant régulièrement pour qu’ils soient grillés sur toutes les faces.
Au Bristol, on pratique une incision pour extraire des tronçons de 2 cm de long qu’on remet ensuite en place dans la carcasse du légume savamment carbonisé.
Ouvrez ensuite huit huîtres (Fréchon préconise des “perles blanches” n°2), récupérez leur eau, ébarbez-les et réservez au frais. Taillez 100 g des barbes, faites-les “raidir” à la poêle et mélangez-les avec 100g de beurre aux algues. Réservez au frais.
Taillez la chair d’un citron en brunoise, mélangez-la avec 30 g de jus de citron, 40 g d’eau des huîtres et un peu de vinaigre (de Xérès par exemple). Ajoutez un peu d’échalote hachée, un peu de cébette, les huîtres hachées, sel poivre. Vous avez fabriqué un “tartare d’huîtres”.
Dans chaque tronçon de poireau, déposez des cubes de beurre d’algue, passez au four (200°C). Ajoutez ensuite quatre huîtres par poireau (les mêmes “perles blanches” n°2, ce qui vous fait au total deux douzaines d’huîtres pour 4 personnes). Repassez au four 3 minutes.
Au dernier moment ajoutez une cuillère de tartare auquel vous aurez ajouté 40 g de beurre d’algues fondu, de la ciboulette ciselée et des petits croûtons de pain finement coupés.
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